Saint Paul antiféministe ? « Totalement faux », selon le théologien Daniel Marguerat

Entretien — Les chrétiens gagneraient à lire saint Paul, estime  l’exégète Daniel Marguerat. Car sa vision de l’identité chrétienne, qui  accorde à chaque baptisé le même statut et la même valeur, est  étonnamment moderne. Recueilli par Christel Juquois, Site de La Croix, le 20/04/2023

Vous présentez au Festival du livre de Paris un nouvel ouvrage sur saint Paul. Qu’y a-t-il de neuf à dire à son sujet ?

Daniel Marguerat : La plupart des ouvrages publiés sur Paul actuellement sont soit des biographies de l’Apôtre, écrites par des historiens qui cherchent à reconstruire sa vie, soit des analyses théologiques de sa pensée. J’ai voulu croiser les deux approches, convaincu que la pensée naît et se nourrit de la vie. Un théologien, quand il écrit, est une personne qui vit, souffre, éprouve des sentiments, veut défendre un point de vue… Inscrire la pensée de Paul dans son histoire me permet de rendre compte de son humanité : l’homme derrière le texte, en somme.

En outre, je tente de résoudre l’énigme d’une pensée qui se déplace, change, se contredit parfois. Certains théologiens soutiennent que l’Apôtre est dénué de toute cohérence et ne fait que réagir aux contextes ou aux conflits dans lesquels il est engagé. Je suis persuadé du contraire. Mais ce grand Apôtre ne délivre pas un catéchisme intemporel. Sa parole est toujours adressée à une communauté et répond à une problématique que l’on peut identifier.

Peut-on dire que Paul est le fondateur du christianisme ?

D. M. : Il ne s’est jamais présenté comme tel. Il conçoit sa parole comme un Évangile dont le fondement est le Christ. Mais il est un pionnier. Avant lui, dans les années 40-50, l’Évangile était prêché à la synagogue. Paul est le premier à conduire de manière systématique une mission chrétienne qui s’adresse aussi aux non-juifs, sans qu’ils doivent s’intégrer au judaïsme.

D’autre part, il est confronté à des problèmes inédits, comme en témoigne notamment la Première Lettre aux Corinthiens. Jésus n’a rien écrit, ni n’a pensé l’organisation d’une communauté après lui. Il vivait en nomade accompagné d’un groupe de disciples, avant d’être mis à mort. Après lui, tout était à inventer.

Paul, lui, s’adresse à des Gréco-Romains qui se demandent comment vivre leur foi nouvelle au jour le jour, s’ils peuvent partager un repas avec leurs voisins païens, s’ils doivent pratiquer la ritualité juive, si les femmes peuvent avoir un rôle dans le culte… Autant de questions que Jésus ne s’était pas posées directement, mais auxquelles Paul a dû répondre. Il n’est donc pas un fondateur, parce qu’il renvoie sans cesse à Jésus, mais il est un pionnier.

Disons-le clairement : l’identité du christianisme ne serait pas ce qu’elle est sans lui. Il a été le premier à reformuler la parole de Jésus dans la culture du monde romain, ouvrant le christianisme à l’universalité. Il a accompli un travail de création et d’innovation impressionnant.

Au point que certains lui reprochent d’avoir trahi Jésus…

D. M. : Oui, on a souvent dit que Jésus était un homme simple, qui s’adressait à des paysans et à des pêcheurs, racontant des paraboles, proclamant un Dieu bon… Paul serait venu tout embrouiller avec une théologie abstraite, compliquée et culpabilisante. En réalité, Paul a été fidèle à Jésus, en interprétant ses propos dans une culture et des conditions différentes. Il a donc été son interprète, peut-être le meilleur.

Son attitude vis-à-vis des femmes, par exemple, le prouve. Dans le judaïsme de l’époque, l’éducation religieuse était strictement réservée aux hommes. Jésus a transgressé les conventions sociales et religieuses en acceptant des femmes dans son groupe de disciples.

De même, Paul crée des communautés d’hommes et de femmes à égalité de droits, de responsabilités et de vocation. Par le baptême, les croyants deviennent frères et sœurs. Les femmes prient et prophétisent dans ces communautés (1Co 11). Cette mixité est d’une originalité absolue dans le monde antique ! Malheureusement, après Paul, elle disparaîtra peu à peu et les femmes seront écartées de certaines fonctions ministérielles. Cette situation perdurera parfois… jusqu’à nos jours !

Est-ce l’image que les chrétiens d’aujourd’hui ont gardée de Paul ?

D. M. : Paul est l’Apôtre le plus décrié de tout le Nouveau Testament ! Les croyants aujourd’hui vous diront que ses épîtres sont incompréhensibles, qu’il est doctrinaire, colérique, antiféministe et antijuif… J’essaie dans mon livre de lui rendre justice sur tous ces points. Il est totalement faux, on l’aura compris, de le dire antiféministe.

Les épîtres qui renvoient les femmes à leur foyer (Colossiens, Éphésiens, les Pastorales) font partie de son héritage, mais elles ne sont pas de lui. Au cours des deux premiers siècles, sa pensée a été développée et amplifiée par ses disciples, trahie même parfois, ou du moins fortement biaisée. Je plaide pour que les pasteurs et les prêtres travaillent à corriger l’image néfaste de l’Apôtre, et surtout qu’ils actualisent sa pensée pour en montrer la modernité.

Certains chrétiens disent qu’ils aimeraient retrouver la ferveur des petites communautés pauliniennes. Est-ce une utopie ?

D. M. : Quand on lit attentivement les deux Épîtres aux Corinthiens, celles qui nous renseignent le plus concrètement sur la vie de ces communautés, on voit qu’elles étaient en réalité agitées par de nombreuses tensions. Mais Paul leur indique le moyen de les assumer et de les dépasser.

Chaque fois qu’il se trouve face à une crise née de l’affrontement de positions antagonistes, il ne tranche pas pour les uns contre les autres, mais renvoie les uns et les autres à l’identité qu’ils ont reçue de Dieu et qui leur confère une égale valeur. À partir de là, il les incite à considérer le problème autrement et à accepter les différences. Beau modèle de gestion des conflits, non ? Dans le fond, Paul ne cherchait pas à accroître la ferveur. Ce qu’il voulait faire comprendre, c’est comment se construit l’identité croyante. Sur ce point, il est résolument moderne.

Moderne, pour quelles raisons ?

D. M. : Parce qu’il affirme que l’homme et la femme, s’ils font confiance à Dieu, sont accueillis inconditionnellement. C’est ce que l’on appelle « la justification par la foi ». Paul n’a pas cherché à rendre les gens plus religieux. Il est venu dire : « Vous avez reçu par votre baptême une identité qui a changé votre rapport à Dieu, à vous-mêmes et aux autres. » Cette nouvelle identité demande que, au sein de la communauté croyante, on considère les autres comme des frères et des sœurs de même valeur et de même statut que soi-même, admis, accueillis et valorisés par Dieu quelle que soit leur origine.

Cette égalité de valeur et de statut, ce refus de toute discrimination sociale constituent son modèle d’Église… un modèle qu’aujourd’hui la chrétienté échoue à réaliser. Car, bien sûr, cette reconnaissance réciproque crée des tensions : comment un homme qui méprise les femmes ou un maître qui méprise les esclaves peut-il changer du jour au lendemain parce qu’il est baptisé et prend part à l’Eucharistie ? C’est pourtant, selon Paul, ce qu’il est appelé à faire dans la communauté.

Après la mort de l’Apôtre, ce modèle a décliné parce qu’il contredisait frontalement le fonctionnement de la société. Pourtant, c’est la vocation de l’Église que de constituer ce que Paul appelle « le corps du Christ » (1Co 12), dont chaque organe est indispensable à l’ensemble. Il n’y a rien de plus novateur, plus prometteur, plus moderne que cette idée.

Que pensez-vous que Paul dirait aux chrétiens d’aujourd’hui ?

D. M. : Je pense qu’il exprimerait de l’effarement et de l’indignation devant les divisions du christianisme. Je crois aussi qu’il s’affligerait de constater la pauvreté de la vie communautaire des chrétiens. Car pour lui, c’est par la vie communautaire que passe l’expression de la nouvelle identité reçue du baptême. Il reprocherait aux croyants de négliger ce que Dieu a fait d’eux par leur baptême, de vivre en dessous de leur identité, de consentir aux discriminations dictées par la société.

Le christianisme, aujourd’hui, me semble fatigué, pour ne pas dire défaitiste. Or, la lecture de Paul est stimulante. C’est un auteur créatif, il a de l’ambition pour le christianisme ! Si la chrétienté veut revitaliser sa culture, il serait bon qu’elle lise et relise ses épîtres. La vision qu’a Paul de l’identité chrétienne est notre futur, pas notre passé.

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Daniel Marguerat, rendre justice aux textes

Pasteur de l’Église réformée, Daniel Marguerat a étudié à Lausanne, en Suisse – où il est né en 1943 –, et à Göttingen, en Allemagne. Il a enseigné le Nouveau Testament à l’université de Lausanne, s’intéressant tout particulièrement au Jésus de l’histoire, à l’Apôtre Paul et aux Actes des Apôtres. Il a conduit une recherche de pointe sur ces trois thèmes, et publié de nombreux ouvrages. Formé initialement à l’analyse historico-critique des textes, il découvre aux États-Unis l’analyse narrative et l’analyse rhétorique. Il cherche aujourd’hui à croiser différents types de lecture pour mieux rendre justice aux textes. Parmi ses derniers livres parus, figurent Jésus et Matthieu.À la recherche du Jésus de l’histoire (Labor et Fides, 2016), L’Historien de Dieu.Luc et les Actes des Apôtres (Labor et Fides, 2018), Vie et destin de Jésus de Nazareth, (Seuil, 2019) et Paul de Tarse. L’enfant terrible du christianisme (Seuil, 2023).

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(1) Daniel Marguerat est professeur honoraire de l’université de Lausanne, exégète, spécialiste du Nouveau Testament.
Il vient de faire paraître
Paul de Tarse, l’enfant terrible du christianisme (Seuil). Il a contribué récemment à un numéro du Monde de la Bible (Bayard, mars 2023) consacré à saint Paul.