Le père Lagrange

« Le frère Marie-Joseph Lagrange (1855-1938), fondateur de l’École biblique de Jérusalem : la sainteté de l’intelligence de la foi », par le frère Manuel Rivero O.P., docteur en théologie, président de l’Association des amis du père Lagrange

Introduction

Dieu aime la diversité et la polyphonie. Dans l’histoire de la sainteté chrétienne, unique est le Saint-Esprit mais multiples sont les parcours des saints. Nous connaissons la sainteté des martyrs et celle des saints dévoués aux malades et aux pauvres. Néanmoins, il est plus rare d’entendre parler de la sainteté de l’intelligence de la foi et du ministère de la Vérité. Il y a l’aumône du pain, les soins du malade, l’enseignement accordé aux enfants et aux jeunes. Il y a aussi le don de la Vérité à partir de l’annonce de l’Évangile de Jésus-Christ rendu intelligible par l’étude scientifique de la Bible. Le père Lagrange a vécu cette sainteté de l’intelligence de la foi en consacrant toutes ses forces au service de la Parole de Dieu pour le salut des âmes.

Brève biographie[1]

Albert Lagrange est né à Bourg-en-Bresse le 7 mars 1855, fête à cette époque de saint Thomas d’Aquin. Le Docteur angélique restera sa référence théologique tout au long de son parcours d’exégète. Sa mère, Marie-Élisabeth Falsan, marquera spirituellement l’évolution de son fils par son sens de la miséricorde envers les pauvres et par sa ferveur mariale. D’origine lyonnaise, elle a transmis à Albert sa dévotion à la Vierge Immaculée, qui deviendra la patronne de l’École biblique. Son père, Claude-Pierre Lagrange, notaire à Bourg-en-Bresse, donnera à Albert le sens du travail consciencieux et de la droiture ainsi que l’amour de la patrie française. Son parrain de baptême, Albert Falsan, son oncle maternel, géologue, éveillera chez Albert l’intérêt pour les couches géologiques. Plus tard, il s’intéressera aux couches rédactionnelles.

Après avoir suivi la formation du petit séminaire d’Autun, il entreprit des études de droit à Paris qui furent couronnées par une thèse de doctorat. Séminariste pendant une année au grand séminaire d’Issy-les-Moulineaux, il entra comme novice dominicain pour la Province de Toulouse le 6 octobre 1879 au couvent de Saint-Maximin (Var) dans le diocèse de Fréjus-Toulon. Le frère Hyacinthe-Marie Cormier, prieur provincial, béatifié par le bienheureux pape Jean-Paul II en 1994, lui donna l’habit de lumière de saint Dominique et le revêtit de sa propre ceinture en signe d’amitié.

En 1880, à la fin de son noviciat, il dut quitter la France pour le couvent de Salamanque avec tous ses frères dominicains à cause de décrets politiques contre les congrégations religieuses. Ordonné prêtre à Zamora, le 22 décembre 1883, il put retourner à Toulouse en 1886 où il enseigna la philosophie, l’histoire de l’Église et l’exégèse biblique. En 1888, le frère Réginald Colchen, prieur provincial, l’envoya à l’université de Vienne pour parfaire sa connaissance des cultures et langues orientales : hébreu, araméen, arabe, égyptien…

Le père Lagrange, en religion frère Marie-Joseph, fonde l’École biblique le 15 novembre 1890, en la fête de son saint patron de baptême. Un mot clé apparaît déjà dans son discours inaugural : « progrès dans la vérité ». Pour le père Lagrange, « Dieu a ouvert dans la Bible un champ indéfini de progrès dans la vérité. » Puis, deux ans plus tard, en 1892, il créa la Revue biblique. C’est à Jérusalem qu’il passa quarante-cinq années de sa vie au service de l’intelligence de la Bible.

Homme complet, unifié et illuminé par une vie de prière intense, il œuvra pour le salut des âmes en reliant la foi et la science, l’esprit critique appliqué à l’histoire et l’esprit surnaturel, les documents et les monuments, la topographie et les textes bibliques.

De retour en France en 1935 pour des raisons de santé, il marqua par son exemple aussi bien les jeunes générations de dominicains que des universitaires d’Aix-en-Provence et de Montpellier.

Malade à la fin de sa vie, il aimait citer Dante en italien pour évoquer son retour « au bercail où il avait été agneau », c’est-à-dire au couvent de Saint-Maximin, d’où il partira vers le Père le 10 mars 1938, dans sa 83e année. Enseveli à Saint-Maximin, sa dépouille mortelle fut ramenée, le 13 novembre 1967, dans le chœur de la basilique Saint-Étienne de Jérusalem.

Un goût passionné pour la Parole de Dieu 

Alors que le modernisme menace de réduire la Bible à un texte simplement humain à étudier comme les autres ouvrages de la littérature mondiale, sans aucune dimension surnaturelle, le père Lagrange manifeste dès le premier numéro de la Revue biblique en janvier 1892 sa vision de la Révélation : « L’Écriture sainte, comme substance divine, comme manne de l’intelligence, dans son dogme et dans sa morale, dans ses conseils pratiqués par les religieux, et par conséquent connus dans leur saveur intime, est vraiment pour l’Église catholique, après l’Eucharistie, le Verbe de Dieu qui nourrit[2]. » Comment ne pas penser aux enseignements de l’Exhortation apostolique post-synodale Verbum Domini sur la sacramentalité de la Parole de Dieu[3] ?

Le but de tous ses travaux sera de montrer comment la Bible a le Saint-Esprit pour auteur tout en passant par la médiation des langues et cultures du peuple d’Israël. Aussi s’investit-il dans la connaissance des langues anciennes (hébreu, grec, araméen, latin, arabe, égyptien…) et modernes (allemand, anglais, italien, espagnol). École pratique d’études bibliques, l’École biblique de Jérusalem conjoint les recherches sur les documents et les monuments.

Pour la foi catholique, le Saint-Esprit est l’auteur de la Révélation mais cette manifestation de la volonté de Dieu aux hommes est passée par l’inspiration des prophètes, des évangélistes et des apôtres, de manière telle que leur message était cent pour cent humain et cent pour cent divin. Loin d’être une dictée, la Révélation a tenu compte de la culture du peuple d’Israël. D’où l’importance capitale des médiations humaines pour accéder à la connaissance divine : les langues, les coutumes, l’histoire, les paysages, l’archéologie… Le Verbe s’est fait chair dans le sein d’une femme juive, Marie, et il a dévoilé la plénitude du mystère de Dieu que personne n’a jamais vu. « La Parole s’est faite chair dans des mots », comme aimait à le dire le théologien espagnol Cabodevilla[4]. C’est pourquoi le père Lagrange s’attachera toujours à l’étude des langues. Au petit séminaire d’Autun, il connaissait déjà par cœur l’Évangile selon saint Luc en grec.

Le père Lagrange répondra à la critique scientifique par la critique scientifique. Fin connaisseur de l’exégèse allemande libérale et des philosophies rationalistes, il établira un dialogue précis et respectueux avec ceux qui rejettent la foi catholique et sa Tradition, c’est-à-dire sa transmission de la Parole de Dieu commentée par les docteurs de l’Église qui l’ont actualisée au cours de l’histoire. Ce faisant, il apprend à « prendre le taureau par les cornes ». Soucieux du salut des âmes, le père Lagrange étudie, dialogue, répond, corrige et montre la voie. Disciple de saint Thomas d’Aquin, il ne s’acharne point sur les personnes qui prônent des interprétations de la Bible opposées à la sienne, mais il relève les failles dans les démonstrations qui se veulent scientifiques.

Dans son encyclique « La joie de l’Évangile », le pape François exhorte l’Église à vivre « en sortie, en partance » et à « primerear »[5], c’est-à-dire à prendre des initiatives missionnaires. Dans son souci permanent du salut des âmes, le père Lagrange a enseigné en tirant du trésor de la Parole de Dieu du neuf et de l’ancien[6].

L’écrivain italien Giovanni Papini reprochait aux thomistes d’ « avoir arrêté l’horloge de l’histoire au XIIIe siècle ». Ce n’est pas le cas du père Lagrange qui souhaitait pour les frères dominicains de sa Province de Toulouse qu’ils ne fussent pas « des paléo-thomistes » mais vraiment « des néo-thomistes »[7]. Le fondateur de l’École biblique de Jérusalem voyait en saint Thomas d‘Aquin le meilleur des guides pour les études bibliques : « Trop souvent les théologiens ont considéré l’exégèse et l’histoire comme des rivales importunes, sans s’apercevoir qu’en les éliminant ils détruisaient leur propre base[8]. »

Marie-Joseph Lagrange a toujours été habité par une vision dynamique et progressive de l’histoire et de l’exégèse. Pour lui, la vérité était « une vérité en marche ». Dans son discours pour l’inauguration de l’École biblique de Jérusalem, il avait déjà entrevu le beau chemin à parcourir : « Dieu a donné dans la Bible un travail interminable à l’intelligence humaine et, remarquez-le bien, il lui a ouvert un champ indéfini de progrès dans la vérité[9]. » À la suite de saint Vincent de Lérins, le père Lagrange tenait à l’idée du développement de la connaissance de Dieu qui s’exprime dans les dogmes. Il ne s’agit pas d’un changement mais d’un progrès à la manière de la maturation du grain de blé qui devient épi ou de l’enfant qui parvient à l’âge adulte.

Tout récemment, dans la Constitution apostolique « Veritatis Gaudium » sur les universités et les facultés ecclésiastiques, en date du 27 décembre 2017, le pape François a cité la pensée de saint Vincent de Lérins : « Le théologien qui se satisfait de sa pensée complète et achevée est un médiocre. Le bon théologien et philosophe a une pensée ouverte, c’est-à-dire incomplète, toujours ouverte au maius de Dieu et de la vérité, toujours en développement, selon la loi que saint Vincent de Lérins décrit ainsi : « annis consolidetur, dilatetur tempore, sublimetur aetate » (Commonitorium primum, 23 ; PL 50,668) [10]« . » La vérité se consolide avec les années, elle se développe dans le temps, devenant plus profonde avec l’âge.

D’une manière poétique, Juan Ramón Jiménez, Prix Nobel de littérature en 1956, reliait ainsi l’ancien et le nouveau : « Des racines et des ailes. Mais que les ailes s’enracinent et que les racines volent. » Cette découverte infinie de la vérité se trouve explicitée dans l’Évangile. Jésus exige du bon professeur qu’ « il tire de son trésor du neuf et de l’ancien ». Le chrétien n’est pas un répétiteur ni la vie spirituelle un moule. « Chacun va à Dieu par un chemin virginal », s’exclamait le poète Léon Felipe. Il n’y a pas un seul évangile mais quatre approches différentes du mystère de la vie de Jésus et ces quatre évangiles vont engendrer une multitude de commentaires et d’approfondissement au cours de l’histoire de l’Église qui manifesteront la richesse inépuisable de la Parole de Dieu, transmise de génération en génération sous l’action de l’Esprit Saint.

Aussi s’est-il heurté à des incompréhensions voire des suspicions et des interdictions. Ayant commencé par le commentaire de l’Ancien Testament, il a vu son article sur le déluge[11], typographié et tout prêt pour sa publication dans la Revue biblique, arrêté et condamné à l’attente dans un carton[12].

L’œuvre de Dieu se fait dans la contradiction

Il faut rappeler la situation de l’enseignement religieux de l’époque en contradiction avec les découvertes scientifiques : « Le gamin de Paris qui récitait son catéchisme était tenu de dire que le monde a été créé quatre mille ans avant Jésus-Christ. Il savait parce qu’il apprenait à l’école primaire que ce n’était pas vrai[13]. » C’est pourquoi Jacques Maritain, philosophe chrétien, qui a été ambassadeur de France près le Saint-Siège, disait que les manuels de théologie de cette époque-là représentaient « un pieux outrage à l’intelligence[14]. »

Les difficultés du père Lagrange atteignirent leur sommet en l’année 1912, année terrible, où il dut quitter Jérusalem après une note de la Consistoriale qui demandait aux séminaires de retirer les ouvrages de quelques exégètes dont ceux du fondateur de l’École biblique sans donner d’explications.

Récemment le frère Augustin Laffay, historien, a découvert dans les archives du saint pape Pie X une lettre de dénonciation du père Louis Heidet envoyée à Pie X le 10 juin 1911[15], ce qui provoqua sans doute la défiance du pape envers le père Lagrange. Il est à remarquer que dans sa lettre il n’y a aucune citation des enseignements du père Lagrange alors qu’il publiait régulièrement ses cours et ses recherches dans la collection « Études bibliques » et dans la Revue biblique. Il s’agit malheureusement d’un procès d’intention et de propos calomnieux et diffamatoires qui présentaient le père Lagrange comme rationaliste et hypocrite.

C’est en juillet 1913, que le père Lagrange fut autorisé à reprendre son enseignement à Jérusalem sans explication particulière après dix mois passés en France.

Il faut bien souligner que ni les enseignements ni le comportement du père Lagrange n’ont jamais fait l’objet de condamnation de la part des autorités de l’Église.

Ses idées développées dans « La Méthode historique » (1903), dans ses livres et articles passeront dans l’enseignement officiel de l’Église sur les genres littéraires notamment dans l’encyclique du pape Pie XII Divino Afflante Spiritu  en 1943 et dans  Dei Verbum  (1965) du concile Vatican II.

Pour une interprétation scientifique de l’histoire

Le philosophe espagnol Ortega y Gasset appelait l’historien « un prophète à l’envers »[16]. Si le prophète interprète l’avenir, l’historien scrute et explique le passé. La tâche de l’historien ne va pas sans des aspects mystérieux voire visionnaires. « L’histoire se fait avec des documents et des monuments », disait le père Lagrange. L’historien examine les manuscrits, les pierres, les épigraphies, les ruines et les monuments à la manière d’un plongeur qui essaie de reconstituer la vie du bateau qui gît sur le sable marin depuis des siècles. Chaque objet éveille en lui l’imaginaire mais cet imaginaire n’est pas à confondre avec la fantaisie. Ce que l’historien rêve est soumis au filtre de la raison et des critères scientifiques de vérification. L’étude du passé projette une lumière sur la vie présente et il est vrai que rien ne peut être bien saisi sans la perspective historique. La recherche historique comporte une quête du sens de la propre vie de l’historien qui aborde la problématique d’hier avec ses questions, ses doutes et ses convictions.

Le père Lagrange a fait œuvre scientifique dans ses études bibliques et historiques. Il avait constaté que « tout ce qui a l’apparence de l’histoire n’est pas de l’histoire ». Sa méthode historico-critique plaçait les textes et les personnages historiques dans leur contexte en tenant compte des genres littéraires et de la manière de faire de l’histoire dans l’Antiquité qui ne ressemble pas aux méthodes modernes d’analyser les faits et les coutumes dans les sciences humaines. Ses conférences à Toulouse sur la méthode historique marqueront d’une pierre blanche l’histoire de l’exégèse. Cela dit, son interprétation biblique s’enrichissait de l’apport des Pères de l’Église avec les sens spirituels de l’Écriture comme le propose aujourd’hui le pape Benoît XVI. L’exégèse est au service de la théologie. La Bible reçoit aussi la lumière de la Tradition, c’est-à-dire de la Bible commentée dans la lumière de la foi au cours de l’histoire de l’Église, ainsi que du Magistère guidé par l’Esprit.

En son temps, le père Lagrange a été perçu comme un pionnier audacieux au point que certains lui ont reproché un esprit progressiste et rationaliste. Aujourd’hui il n’est pas rare de le voir cité dans des ouvrages de théologie et d’exégèse comme faisant autorité. Des chrétiens de sensibilité traditionnelle l’invoquent parfois comme un homme de foi et de fidélité au Magistère au grand étonnement de ceux qui connaissent les difficultés qu’il a rencontrées en son temps, en raison de son attachement à « la Vérité en marche ».

La dimension sacramentelle de la Parole de Dieu

Dès le premier numéro de la Revue biblique en 1892, le père Lagrange met en relief la dimension sacrée de la Bible : « J’oserai dire que l’Écriture sainte est, comme les sacrements, une chose sainte[17] » ; « L’Écriture sainte, comme substance divine, comme manne de l’intelligence, dans son dogme et dans sa morale, dans ses conseils pratiques par les religieux, et par conséquent connus dans leur saveur intime, est vraiment pour l’Église catholique, après l’Eucharistie, le Verbe de Dieu qui nourrit[18]

C’est dans la célébration liturgique, haut lieu de la pédagogie de l’Église, que le père Lagrange ressentait en lui-même la grâce de la Parole : « J’aime entendre l’Évangile chanté par le diacre à l’ambon, au milieu des nuages de l’encens : les paroles pénètrent alors mon âme plus profondément que lorsque je les retrouve dans une discussion de revue[19]. »

Défendre la dimension surnaturelle de la Bible et son inspiration par le Saint-Esprit a été la fin du labeur et des sacrifices du père Lagrange : « La Bible est un livre inspiré. Quelque part qu’on fasse à la collaboration de l’homme, c’est un livre dont Dieu est l’auteur et dont l’interprétation authentique n’appartient qu’à l’Église. Dès les premiers siècles, on la considéra comme un dépôt sacré ; durant la persécution de Dioclétien, des chrétiens moururent pour ne pas la livrer aux infidèles : c’eût été selon leur forte expression empruntée au Livre saint lui-même, jeter les perles aux pourceaux. Peinte en or et en argent sur fond de pourpre, elle composait le plus riche trésor des bibliothèques monastiques. Saint Dominique, en la méditant, mouillait de ses larmes les pages divines[20]. »

Soucieux de s’adresser au grand public, il rédige « L’Évangile de Jésus-Christ » en 1928 qu’il dédie au pape Léon XIII, grand apôtre de la prière du Rosaire, résumé de l’Évangile. Dans son avant-propos daté du mois de mai 1928 à Jérusalem, le père Lagrange manifeste son désir de rejoindre « des personnes absorbées par un travail manuel »[21]

Témoignages en faveur de l’œuvre du père Lagrange

Parmi les très nombreux soutiens aux intuitions et aux publications du père Lagrange, méritent d’être cités plusieurs papes[22]. Léon XIII (+20 juillet 1903) brille dans l’histoire de l’Église comme promoteur des études bibliques. Il avait pensé faire de la Revue bibliquel’organe officiel de la Commission biblique qu’il avait fondée. C’est lui aussi qui approuva la fondation de l’École biblique de Jérusalem. Pie XI (+ 1939) sera un fidèle abonné de la Revue biblique.

Le bienheureux pape Paul VI lui a rendu hommage lors de son discours aux membres de la Commission biblique pontificale le 14 mars 1974 : « Pour vous défendre des fausses pistes dans lesquelles l’exégèse risque de se fourvoyer, nous allons emprunter les paroles d’un grand maître de l’exégèse, d’un homme dans lequel ont brillé de façon exceptionnelle la sagacité critique, la foi et l’attachement à l’Église : Nous voulons dire le père Lagrange[23]. »

Le saint pape Jean-Paul II a fait ressortir son discernement dans des moments difficiles et sa critique saine : « Certains, dans le souci de défendre la foi, ont pensé qu’il fallait rejeter des conclusions historiques, sérieusement établies. Ce fut là une décision précipitée et malheureuse. L’œuvre d’un pionnier comme le père Lagrange aura été de savoir opérer les discernements nécessaires sur la base de critères sûrs[24]. »

Les Maîtres de l’Ordre des Prêcheurs ont aussi soutenu le père Lagrange dans sa mission[25]. Lors de l’ « exode » du père Lagrange vers Dieu le Père le 10 mars 1938, le frère Martin-Stanislas Gillet, maître de l’Ordre, envoya une forte et émouvante lettre à tout l’Ordre pour mettre en lumière la trajectoire intellectuelle et spirituelle du fondateur de l’École biblique : « Tout le monde sait qu’il fut un exégète incomparable, un savant d’une rare culture, un esprit très fin, un travailleur acharné, mais la plupart ignorent qu’il fut en même temps et resta toute sa vie un saint religieux[26]

Plus récemment, le cardinal Carlo Maria Martini, jésuite, ancien recteur de l’Institut biblique de Rome, archevêque émérite de Milan, a manifesté sa reconnaissance envers le père Lagrange dont « la prière était feu » : « J’estime que le père Lagrange est comme l’initiateur de toute la renaissance catholique des études bibliques. Penser qu’au début de ce renouveau il y a eu un saint nous encourage à vivre ces études avec l’attitude de saint Jérôme et des autres exégètes qui ont cherché le visage de Dieu dans les Écritures[27]

Une multitude de témoignages furent rédigés en hommage au père Lagrange. Ses élèves l’aimaient. Parmi eux figurent le cardinal Eugène Tisserand et Jean Guitton.

Le rayonnement spirituel du père Lagrange

Outre son influence sur l’exégèse, le père Lagrange a impressionné son entourage par son exemple au quotidien : vie de prière intense, combat spirituel, travail acharné, magnanimité dans les conflits, humilité…

Parmi les témoignages d’admiration porteurs de symboles bibliques, je voudrais citer ici celui d’un frère dominicain espagnol, ancien élève du père Lagrange, le frère Vicente Berecibar : « Voici la silhouette du Maître vénéré, qui le 10 mars 1938 monta au Ciel, nous laissant comme un nouvel Élie, le riche héritage du merveilleux manteau de ses œuvres et de son esprit »[28] ; ainsi que le témoignage du poète Paul Claudel, qui malgré son approche si éloignée de l’exégèse littérale, comparait le père Lagrange à Néhémie restaurant les murs de Jérusalem au retour de l’exil, avec le concours du grand-prêtre Elyashiv[29].

La sainteté du père Lagrange apparaît dans sa fidélité au travail. Par son travail, il a sanctifié l’exégèse ; il s’est sanctifié dans l’exégèse et il a sanctifié les autres par l’exégèse. C’est ainsi qu’il a incarné dans son existence la prière du Notre Père : « Que ton Nom soit sanctifié ». Le Nom de Dieu a été sanctifié en lui et par lui à travers le labeur, jour après jour, de l’interprétation de la révélation biblique.

Son attachement à l’Immaculée Conception et à la prière du Rosaire ont touché le cœur de ses contemporains. Il vivait en présence de la Vierge Marie. Très souvent il commençait la rédaction de chaque feuille de travail en inscrivant en haut de la page, dans le milieu : « Ave Maria ». Au couvent Saint-Étienne de Jérusalem, le père Lagrange priait chaque après-midi le rosaire à genoux dans le silence de la basilique, ce qui édifiait ses confrères.

Récemment le journal italien L’Avvenire [30] l’appelait « le mystique de la Bible » à l’occasion de la présentation de son Journal spirituel inédit[31]. L’exégèse, la théologie, la prédication, la morale et la mystique trouvaient en cet homme complet unité et harmonie.

Étudiant en théologie au couvent de Salamanque, le père Lagrange aimait se rendre en pèlerinage à Alba de Tormes pour vénérer les reliques de la grande mystique espagnole, sainte Thérèse d’Avila. C’est à ses enseignements qu’il devait sa formation à l’oraison et son initiation aux voies de la contemplation.

Nous avons célébré à Rome le 18 octobre 2015 la canonisation des parents de la petite Thérèse Martin. Dans son Journal spirituel, le père Lagrange s’émerveille de la simplicité de Thérèse et il lui confie des intentions de prière[32] : « Lu la vie de Ste Thérèse de Lisieux par elle-même. Première impression étrange. Elle parle tant d’elle, de ses goûts, des signes qu’elle a demandés et obtenus, de sa sainteté… avec tant de fleurettes, de jouets… on se sent si loin de S. Augustin ou de Ste Thérèse d’Avila… Mais le sens de tout cela est « ama et fac quod vis » (« Aime et fais ce que tu veux », saint Augustin). Dans l’immense clarté d’amour divin où elle vivait, elle se voyait si peu de choses qu’elle pouvait parler d’elle sans le moindre amour-propre. Admirable leçon qu’elle donne plus que tout autre saint, avec un abandon d’enfant gâtée… [33].» Le père Lagrange, si sobre et scientifique dans ses propos, est entré par connaturalité dans l’âme mystique de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus.

Conclusion

Le père Lagrange a partagé sa foi et ses connaissances toute sa vie au service de l’Évangile. À la suite de saint Thomas d’Aquin, il a transmis aux autres le fruit de sa divine contemplation. Religieux dominicain, il aimait la vie communautaire. Homme complet, comme aimait à en témoigner son disciple le frère Roland de Vaux, il établit l’École pratique d’études bibliques au couvent dominicain Saint-Étienne de Jérusalem. Pour lui, l’exégète non seulement étudiait la Bible dans les bibliothèques et sur le terrain en Israël, mais il l’accueillait dans son cœur dans la prière et la lectio divina de manière à la communiquer dans la prédication. Il fallait surtout que cette Parole soit mise en pratique dans la charité fraternelle comme le dit l’apôtre saint Jacques : « Mettez la Parole en pratique[34]. » La Traduction Œcuménique de la Bible (T.O.B.) traduit : « Soyez les réalisateurs de la Parole. » Ici le mot grec utilisé par saint Jacques peut nous surprendre : poiétai. Il s’agit de devenir « les poètes du Verbe ». Le verbe grec poiesis  se traduit en français par faire. Il est beau de relier l’action à la poésie. La poésie représente une création. Les saints embellissent le monde en le transformant par l’énergie de l’amour. Dans son Journal spirituel, le père Lagrange revient souvent sur le cœur du christianisme : la charité. En choisissant et rassemblant des mots, le père Lagrange « poétisait » la vie. Le prophète Isaïe compare la fécondité de la prédication à la puissance vivifiante de la pluie par qui la terre porte du fruit. Le père Lagrange réalisait la Parole dans l’étude et l’enseignement, actes de charité, la charité de la vérité. La Vérité étant le don par excellence. Si de nombreux saints ont servi l’humanité par des aumônes et des soins médicaux, les prêcheurs accomplissent le service de la Vérité par l’annonce de la Parole de Dieu. Pour saint Thomas d’Aquin, le but de la vie religieuse n’est rien d‘autre que la charité. « Enseigner, c’est aimer », écrivait le philosophe espagnol Joaquim Xirau (1895-1946), pour qui la transmission du savoir passe par la bonté. Enseigner l’Évangile, c’est aimer l’autre en lui donnant Dieu. L’évangélisation engendre en ce sens une nouvelle création avec des mentalités et des relations nouvelles.

Le père Lagrange a toujours manifesté sa piété filiale envers ses maîtres au petit Séminaire d’Autun et au séminaire d’Issy-les-Moulineaux. Il s’est toujours montré fils de l’Église, aimant la vie communautaire et le travail en équipe. Pour lui transmettre supposait recevoir la Tradition et vivre les vertus théologales de foi, d’espérance et de charité au cœur d’un couvent. Aussi a-t-il tenu à relier l’École biblique au couvent des frères dominicains de Jérusalem pour que la recherche aille de pair avec la liturgie et la charité fraternelle. À la suite de saint Dominique, il voulait parler de Dieu après avoir parlé avec Dieu.

Saint Anselme (1033-1109) parlait de « la foi qui cherche l’intelligence ». L’apôtre Pierre exhorte au témoignage : « rendre compte de l’espérance qui est en vous » (IP 3,15). Le père Lagrange a essayé de relever ce grand défi, capital, pour son temps et pour le nôtre.

Il représente un modèle de sainteté non seulement par ses enseignements mais par toute sa vie. Dans le contexte académique, il brille par sa pédagogie au moment où l’institution universitaire connaît un basculement culturel avec l’arrivée des nouvelles technologies de communication qui suscitent un nouveau modèle d’éducation basé non sur la transmission mais sur l’apprentissage des savoirs[35]. L’évangélisation se fait de personne à personne, au cœur de l’Église, par l’intelligence de la foi. Une foi qui ne s’oppose point à la raison mais qui la conduit encore plus loin.

Le père Lagrange apporte une lumière à la Nouvelle Évangélisation par son ardeur, par ses méthodes de travail et par son nouveau langage qui continue d’être cité comme une autorité dans la matière.

« Que restera-t-il son œuvre ? En 1928, il écrivait au frère Vosté : « Après ma mort, peut-être rendra-t-on justice, non pas à mes livres trop hâtifs, mais à l’impulsion donnée »[36]. Cet élan, le père Lagrange l’a reçu et donné dans l’Esprit Saint à l’image de l’amour qui ne passe jamais (cf. 1 Cor 13, 8).

Sa cause de béatification est en cours. Le procès diocésain mené par le diocèse de Fréjus-Toulon a été validé. L’Église le présente comme un Serviteur de Dieu.

Puisse son intercession vous apporter les grâces dont vous avez besoin !

Pour information sur la cause de béatification du père Lagrange :site de l’Association des amis du père Lagrange :http://www.mj-lagrange.org/
Facebook : Marie-Joseph Lagrange, dominicain

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NOTES

[1] Rivero, Manuel, Prier 15 jours avec le père Lagrange, fondateur de l’École biblique de Jérusalem, Paris, Éditions Nouvelle Cité, 2008.

[2] Revue biblique, janvier 1892, p. 8.

[3] Benoît XVI, La Parole du Seigneur, Verbum Domini, Exhortation apostolique, Paris, Bayard, Cerf, 2010. Voir le n°56 sur la sacramentalité de la Parole.

[4] J.M. Cabodevilla, Palabras son amores. Límites y horizontes del dialogo humano, Madrid, BAC, 1980, p. 251.

[5] Pape François, Exhortation apostolique « La joie de l’Évangile », Paris, Téqui, 2013, n°24.

[6] Mt 13, 52 : « Tout scribe devenu disciple du Royaume des Cieux est semblable à un propriétaire qui tire de son trésor du neuf et de l’ancien ».

[7] Montagnes, Bernard, « Le thomisme du père Lagrange », in Ordo sapientiae et amoris. Hommage au professeur Jean-Pierre Torrell, o.p. Fribourg (Suisse), 1993, pp. 487-508.

[8] P. Lagrange. RB (Revue biblique), 1903, 299.

[9] Discours pour l’inauguration de l’École biblique de Jérusalem, le 15 novembre 1890. Le père Lagrange au service de la Bible. Souvenirs personnels, Paris, Cerf, 1967, p. 104.

[10] Pape François. Discours à la Communauté de l’Université Pontificale Grégorienne et aux Membres de l’Institut Biblique et de l’Institut Oriental Pontifical, 10 avril 2014, AAS 106 (2014), 374.

[11] Fr. Marie-Joseph Lagrange, Le Déluge, pp. 109-138. Jérusalem, le 25 février 1899.

[12] Il est dommage que cet article soit resté sans publication car il mérite d’être porté à la connaissance des exégètes et des théologiens.

[13] Ch. Théobald dans « L’exégèse catholique au moment de la crise moderniste », in Le monde contemporain et la Bible, Éditions Beauchesne, 1985, p. 388.

[14] Jean-Michel Poffet, L’écriture de l’histoire : du P. Lagrange à Paul Ricœur. P. 5. In Cahiers de la Revue biblique 65. « La Bible : Le Livre et l’Histoire », Actes du Colloque de l’École biblique de Jérusalem et de l’Institut catholique de Toulouse (nov. 2005) pour le 150eanniversaire de la naissance du P. M.-J. Lagrange O.P. sous la direction de J.-M.Poffet, O.P., directeur de l’École biblique de Jérusalem, Paris, Gabalda, 2006.

[15] Bernard Montagnes, Lagrange dénoncé à Pie X en 1911, in Archivum fratrum praedicatorum, vol LXXVI, Istituto Storico Domenicano, Roma, 2066, p. 217-239.

[16] Voir à ce propos : Los Dominicos y el Nuevo Mundo siglos XIX-XX. Actas del V° Congreso Internacional Querétaro, Qro. (México) 4-8 septiembre 1995, José Barrado Barquilla, OP., Santiago Rodriguez, OP., (Coordinadores), Salamanca, Editorial San Esteban, 1997, Discours inaugural prononcé par le Dr. D. Enrique García Burgos, Gouverneur de l’État de Querétaro, le 4 de septembre 1995, PP. 21-22.

[17] RB, 1892, p. 2.

[18] RB, 1892, p. 8.

[19] RB, 1892, p. 2.

[20] RB, 1892, p.1-2.

[21] LAGRANGE, (Marie-Joseph), L’Évangile de Jésus-Christ, avec la synopse évangélique traduite par le frère Lavergne O.P., Préface de Jean-Michel Poffet, O.P. et présentation de Manuel Rivero O.P, Paris, Arège/Lethielleux. 2017. Avant-propos du père Lagrange.

[22] Bernard Montagnes, Les papes du père Lagrange, in La Revue du Rosaire, décembre 2007 (n°196) et janvier 2008 (n°197).

[23] Paul VI, Discours aux membres de la Commission biblique pontificale, le 14 mars 1974, Osservatore Romano, édition française du 22 mars 1974.

[24] Jean-Paul II, Discours aux membres de l’Académie pontificale des sciences, 31 octobre 1992.

[25] Bernard Montagnes, Les maîtres généraux du père Lagrange, in La Revue du Rosaire, juin 2008 (n°202) et juillet-août 2008 (n°203).

[26] Lettre du Maître de l’Ordre Martin (Stanislas) Gillet, O.P., New York, le 28 mars 1938. Aux T.R.PP. provinciaux, maîtres en sacrée théologie, prédicateurs généraux, prieurs, pères et frères de notre Ordre (Analecta S.O. Fratrum Praedicatorum, 46, (1938), pp. 414-420). Il était demandé de la lire au réfectoire de tous les couvents.

[27] Lettre du cardinal Martini au frère Manuel Rivero en faveur de la béatification du père Lagrange, Jérusalem, 22 juillet 2007.

[28] Fr. Vicente Berecibar, El Padre Lagrange, Ciencia Tomista, Salamanca, n° 171-172, vol. 57, p. 183. Article écrit à Salamanque le 2 juillet 1938.

[29] Paul Claudel, Introduction au livre de Ruth. Texte intégral de l’ouvrage de l’abbé Tardif de Moidrey, DDB, 1938, p. 23-24.

[30] L’Avvenire, 7 mars 2015, « Lagrange, il mistico della Bibbia », p. 22.

[31] Marie-Joseph Lagrange, Journal spirituel (1879-1932), Paris, Cerf, 2014.

[32] Marie-Joseph Lagrange, Journal spirituel, Paris, Cerf, 2014, p. 427 : « Bienheureuse Thérèse de l’Enfant-Jésus, je vous recommande instamment cette bonne Madame Cauvin … Vous voulez passer votre ciel à faire du bien : assistez cette pauvre femme, si abandonnée … » (30 septembre 1924. Saint Jérôme).

[33] Marie-Joseph Lagrange, Journal spirituel, Paris, Cerf, 2014, p. 432. En date du 16 octobre 1925.

[34] Épître de saint Jacques 1, 22. Traduction de la Bible de Jérusalem.

[35] Voir Vermersch, Dominique, La raison prodigue. Revisiter la mission éducative et universitaire. Paris. Éditions Emmanuel, 2018, p. 16.

[36] Lettres du P. Lagrange à Mgr de Solages (1925-1937), Bulletin de littérature ecclésiastique, avril-juin 1990, XCI, 2, p. 85).

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